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Malgré des massages quotidiens et des préparations médicinales destinées à éviter une hémorragie, le médecin du palais restait très inquiet. Les pronostics de naissance demeuraient flous, l’évolution de la grossesse préoccupante. Ahotep aurait dû rester alitée, mais aux recommandations du praticien elle rétorquait toujours : « Tout se passera bien parce que tout doit bien se passer. Et j’aurai un deuxième fils. »
Même Téti la Petite ne parvenait pas à raisonner sa fille, qui avait entrepris la lourde tâche de faire à nouveau fonctionner les ateliers de tissage, en sommeil depuis trop longtemps. Officiellement, la jeune reine ne supportait plus de voir les Thébaines mal fagotées ; en réalité, il fallait des vêtements pour l’armée de libération.
Ce regain d’activité avait attiré l’œil de Chomou. Aussi les tisserandes fournissaient-elles des robes, des sous-vêtements et des châles au vu et au su de tous, tandis que des tuniques et des pagnes partaient de nuit pour la base secrète. La nécessité de donner le change ralentissait à la fois la production et la livraison, mais la plus extrême prudence s’imposait.
Ahotep avait recruté elle-même quatre tisserandes expérimentées qui rêvaient à chaque instant de voir les Hyksos anéantis. Elles seules savaient, tandis que leurs apprenties s’occupaient de vêtir de neuf la population. Chomou y avait même trouvé son compte en louant à bon prix un local vide.
Alors que la reine le visitait afin de s’assurer que l’aération était bonne et que les ouvrières disposaient d’un matériel convenable, Héray intervint.
— Majesté, votre présence est requise au palais.
— Est-ce si urgent ?
— Je le crois.
Le Moustachu était au bord des larmes.
— Thèbes… Nous sommes à Thèbes ! Tu te rends compte, l’Afghan, on a réussi !
— C’est beaucoup plus petit que Memphis.
— Cette ville grandira, tu peux en être sûr ! Rien n’est plus nourrissant que la liberté.
— À condition qu’elle existe encore… Je te rappelle que la région est sous domination hyksos.
— Et moi, je te rappelle que le signe d’Ahotep proclame le contraire !
— Ne t’emballe pas, camarade. On a échappé à l’armée, à la police et aux crocodiles… Restons vigilants.
— Allons au palais et révélons notre identité.
— Et si la reine Ahotep a partie liée avec les Hyksos ?
Grisé par l’aventure, le Moustachu ne voulait pas y croire.
Mais exclure cette éventualité aurait été puéril.
— C’est moi qui vais au palais, décida l’Afghan. Je m’expliquerai à la manière d’un étranger maladroit. Si tout va bien, je ressors libre et je viens te chercher. Dans le cas contraire, prends la fuite et rejoins nos hommes.
— Je n’accepte pas de te laisser courir un tel risque !
Le Moustachu n’eut pas le temps de développer ses arguments.
Surgissant des roseaux, une dizaine de robustes gaillards armés de lances les entourèrent.
En son for intérieur, l’Afghan salua l’habileté de la manœuvre. Pourtant habitué au danger, il n’avait pas perçu leur présence. Ils étaient intervenus avec une promptitude digne de soldats professionnels.
Le Moustachu se faisait les mêmes réflexions.
Inutile de lutter.
— Qui êtes-vous ? demanda l’un des Thébains.
— Nous souhaitons voir la reine Ahotep… À cause de ce signe.
Le Moustachu montra le hiéroglyphe de la lune dessiné sur la paume de sa main.
Le soldat demeura sceptique.
— Pour quelle raison désirez-vous parler à notre souveraine ?
— Nous avons des renseignements importants à lui communiquer.
— On va vous lier les mains et vous nous suivrez. Au moindre geste suspect, on vous abat.
C’était la plus belle femme que l’Afghan ait jamais vue. Dans son regard de feu, capable de conquérir en un instant n’importe quel homme, s’alliaient puissance, tendresse et intelligence.
— Je viens d’Afghanistan, le Moustachu est égyptien. Nous sommes les chefs d’un réseau de résistants basé en Moyenne-Égypte et nous avons des contacts avec quelques habitants d’Avaris.
Téti la Petite et Qaris en eurent le souffle coupé, Héray fut étonné, Ahotep ne sourcilla pas.
— Donnez-nous de bonnes raisons de croire que vous n’êtes pas des espions hyksos.
— Nous sommes prêts à vous révéler les noms de nos hommes, les endroits où ils se cachent, et à vous préciser l’emplacement des forteresses et des garnisons hyksos. Nous avons formé des combattants, fabriqué des armes, tissé un réseau de sympathisants, mais nous sommes incapables de nous engager dans un choc frontal, avoua le Moustachu. Néanmoins, nous dépouillons des caravanes et nous supprimons un à un les mouchards de l’empereur, qui se croit mieux informé qu’il ne l’est réellement.
L’Afghan et le Moustachu parlèrent, Qaris nota. À partir de ces informations inestimables, il compléterait sa maquette. Et il songeait déjà à un plan d’attaque sur des points précis du territoire !
— Et si tout cela n’était que mensonge ? questionna Ahotep.
— Nous n’avons aucun autre moyen de vous convaincre, Majesté.
— En ce cas, je vais vous livrer aux soldats de l’empereur.
— Vous n’êtes pas de leur côté ! s’exclama le Moustachu. Non, pas vous, c’est impossible… Sur le nom de Pharaon, même s’il n’existe plus aucun être humain pour remplir cette fonction, je vous jure que nous disons la vérité ! Que mon âme soit détruite si je mens.
Ahotep et Séqen admiraient l’un de ces couchers de soleil dont la montagne thébaine avait le secret. Avant le triomphe apparent de la nuit, le ciel se teintait de rose et d’orange, tandis que le fleuve se couvrait d’un argent scintillant.
— Quand accepteras-tu de prendre enfin du repos ?
— Le lendemain de l’accouchement, si nécessaire.
— Le médecin n’est pas rassurant, tu le sais.
— Laisse-le dire, Séqen ; moi, je fais confiance aux dieux. La construction des bateaux avance-t-elle ?
— Trop lentement, beaucoup trop lentement ! Nos charpentiers se heurtent à de graves difficultés en raison de la mauvaise qualité du bois. Par moments, je…
Ahotep posa l’index sur les lèvres de son mari.
— Plusieurs mots inutiles ont été rayés de notre vocabulaire, comme « doute » ou « découragement ». Ils traduisent des sentiments luxueux que seuls peuvent s’autoriser des peuples libres. Continue à renforcer notre base secrète et ne te pose aucune question inutile.
Séqen embrassa Ahotep avec fougue.
— Pendant quelque temps, dit-elle en souriant, il faudra modérer tes ardeurs. Mais lorsque tu verras notre enfant, tu ne regretteras pas ce sacrifice.
Séqen caressa les cheveux noirs de son épouse.
— Crois-tu vraiment à la sincérité du Moustachu et de l’Afghan ?
— Mettons-les à l’épreuve. Si ce sont des espions, ils commettront forcément un faux pas. En revanche, s’il existe bien un réseau de résistants dans le Nord, il nous sera très utile lorsque nous entreprendrons la reconquête.
— Les vêtements nous parviennent au compte-gouttes, et nous manquons d’armes.
— Je m’en occupe, promit Ahotep. Nos nouveaux hôtes seront, je l’espère, des alliés efficaces.
Le projet de la reine satisfit le pharaon.
Soudain, son visage s’assombrit.
— Ces derniers temps, j’ai été suivi. J’ai réussi à briser la filature dans le désert, mais je suis persuadé que le parti des collaborateurs commence à trouver bizarres mes agissements.
— J’identifierai ton suiveur, assura Ahotep. S’il s’approche trop près de la base, les mesures de sécurité seront appliquées.